Anciens élèves de Fromentin

Dominique Le Saout, élève à Fromentin de 1962 à 1972

« Merci Dominique pour ce témoignage tout en poésie, en musiques de notre époque, avec ces petites touches de peinture et de musiques qui nous font revivre les lieux, les hommes et l’ambiance du bahut de ces années-là. Je m’y suis reconnu… »
Gérard Marchaud, président de l’Association des Anciens de Fromentin

Le 15 février 1968 – Un tour de cadran

6 heures du mat. : Hélène, belle, presque dévêtue, assise sur une barque rose au milieu de la place des Petits Bancs, me fait un signe encourageant. Elle arbore la coiffure du cavalier arabe perché au-dessus d’elle et brandit son fusil en riant. Il pleut des larmes de sirop d’orgeat. Je cours la rejoindre, pieds nus. Elle sourit quand je glisse.

– Dominique ! (J’étais prédestiné pour Fromentin)

Réveil. Retour à la réalité. Mais foin des délices de Capoue, c’était mon père criant : « Debout ! » (G. Brassens)

La triste réalité : contrôle d’histoire avec Rizzo, rien révisé, pas fait mes maths, aucune nouvelle d’Hélène. Dehors ? Nuit noire. Froid. J’agite mes chaussures contre le plancher pour faire croire que je me lève, et je me rendors au chaud. Cinq minutes volées au désespoir. (B. Lavilliers)

– Dominique !!!

Là, il faut y aller. Le car passe à 6h36 devant le Nemrod, le bar tabac de Dompierre. Le vent glacé pique le nez et fige les doigts sur le cartable. J’ai dans la tête les dernières informations du transistor : désordre dans les lycées à Paris, Cohn Bendit, Nord Viet Nam…

Sept heures : Debout dans l’autobus bondé. Belle Croix, Sainte-Soulle, Fontpatour, Chagnolet. Plus d’une heure de tournants et de coups de frein, accroché aux poignées, dans le couloir, cartable aux pieds. Impossible de faire mes maths. Si Cardinal vérifie, j’ai un zéro.

Huit heures : Place de Verdun. Enfin. L’autobus vomit sa ration de 8H. (Lavilliers) Foule de futurs bacheliers devant la boulangerie. « Herr Cormerais ist ein Bäker aber Frau Cormerais ist eine Bäkeriiiin » (Mme Ratier.)

Mieux vaut passer sur le trottoir d’en face, côté Quartier Latin. Sur ma gauche, rue Delayant, tout au bout, Dautet. Peut-être m’attend-elle ? On s’expliquerait un peu. Mais non, trop tard ! Je tourne à droite. Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve. (Serge Gainsbourg) J’ai encore oublié ma carte, je vais passer par la porte de la Chapelle, les pions y sont souvent moins regardants. Les petits font une béole contre le mur aux fenêtres grillagées. Je gravis l’escalier vers la cour d’Honneur. Attention : sous le porche, les vieux pavés jaunes sont irréguliers et glissants.

Michel m’attend devant l’étude 2, celle de ma première heure de permanence, jadis, en bizut de 6ème. Nous traversons la cour des Réfectoires, passons devant le bureau du surgé, croisons le regard lourd, impénétrable de M. Ottavi, il flotte une odeur de soupe un peu écoeurante, passons devant Pipo, petit pion professionnel, impassible sous son béret, son Humanité sous le bras. Odeur de tabac froid. Les tables, elles, sentent encore l’eau de Javel suite au déjeuner des penkus. Il ne fait pas chaud, mais la chaise est bienvenue. Michel me refile les exercices de maths et je lui soumets ma lecture expliquée. L’union fait la force. Sans vergogne. La vraie crème des écoliers. (G. Brassens).

Les yeux me piquent. J’ai sommeil. Parfois, Pipo nous laisse dormir, la tête sur nos bras repliés. Du moment qu’on lui fiche la paix… Dans le cas contraire, on le voit se glisser difficilement entre les chaises, l’oeil amusé, sadique, et on se recroqueville, les épaules le plus haut possible, pour éviter les chiquenaudes qui rougiront nos oreilles glacées, bientôt écarlates, douloureuses, brûlantes, tandis qu’il s’éloignera dans un nuage de fumée, mauvais génie, le sourire aux dents jaunes distendu par l’éternel mégot détrempé. Les internes disent qu’il est presque paternel avec eux après 17 heures. Les internes ! Minorité silencieuse et sympathique, on les reconnaissait à leur blouse grise jamais fermée, à leur place réservée avec casier à cadenas, souvent forcé, à leur démarche tranquille de gens « dans leurs murs », à ce qu’ils étaient responsables (insigne honneur), de la feuille de note et du cahier de texte ; on sentait qu’ils étaient là chez eux et que notre cohue les dérangeait un peu.

Moi, j’enviais les externes. Ils n’habitaient jamais loin du Bahut, étaient habillés chèrement, rentraient chez eux au lieu d’aller en permanence, revenaient avec l’odeur du chocolat de maman, ou du café de La Marine pour prendre en dilettantes une petite heure de maths de 4 à 5. Nous, les demi-penkus, on avait parfois droit à une tartine de pain à 4h. Les plus organisés avaient gardé la barre de chocolat distribuée à la fin de chaque repas, mais qui servait le plus souvent de monnaie d’échange contre un dessert, un fruit…

Neuf heures : Contrôle d’Histoire. Rien à dire, rien à écrire, encore une note sous la moyenne, entourée de rouge dans le carnet. Heureusement, suivent deux heures de français. Monsieur Coq, mon père spirituel depuis la sixième, nous parle poésie, cinéma, de cette « nouvelle vague » qui monte, sans déferler. Godard, Truffaut rejoignent La Fontaine, Rabelais, Hugo… deux heures de bonheur.

Midi. : La sonnerie, interminable, nous propulse tous ensemble dans les couloirs, avec des fourmis dans les jambes et l’estomac dans les talons. Il ne faut jamais arriver dernier à une table sous peine d’être « séché », réduits à la portion congrue. Puis c’est la « grande récréation » la meilleure. Une heure dans la cour du Fronton à faire une pelote pour digérer les anchois aux pommes et lentilles vinaigrette, ou à discuter avec les copains, les vrais copains. Ça, c’est bon, chaud, nouveau, épanouissant, l’Amitié.

14 heures. : Une heure de chimie. Jamais rien compris à la chimie. En bas des marches de bois, Berger, en imperméable, ceinture serrée et chapeau, crie « En titre ! », pour éviter le chahut dans l’escalier. On monte au pas cadencé, dans un bel ensemble en signe de protestation. Il nous fait redescendre, et on remonte. Parfois, ça dure longtemps.

15 heures : Interro d’anglais. Peyrot écrit le sujet de l’ « essay » au tableau, sans nous quitter des yeux (il a dû s’entraîner à écrire à l’envers) . « Describe the street you live in » J’y place un maximum de phrases tirées des Beatles. Ce qui me vaut, à chaque bulletin trimestriel, sur papier rose transparent, le commentaire : « Très bon à l’écrit mais absent à l’oral. ». Aujourd’hui, j’envoie un couplet entier de Penny Lane. Perrot, les Beatles, il ne pouvait pas connaître. Pour moi, l’anglais, ça ne se parle pas, ça se chante !

16 heures : Latin de 4 à 5h, indique l’emploi du temps cartonné du Quartier Latin, collé à la première page du cahier de texte. Maître Coq, en blouse blanche, (presque la toge de César), reçoit en pleine poitrine le coup de poignard de Brutus, se tourne vers nous en se chancelant et murmurant « Tu quoque mi fili » avant de s’écrouler sur le bureau où il ne s’assied jamais.

17 heures : Liberté, liberté chérie… (Rouget de Gainsbourg) Je descends la rue Delayant au pas de course. Hélène est déjà sortie. Quinze jours qu’elle ne m’attend plus ! Tant pis ! J’aime mon père, ma mère, mes frères et mes soeurs, (C. François), mais pourquoi aimerais-je quelqu’un à l’extérieur de ma famille ? Pourtant… j’y comprends rien. Je vais déambuler dans les rues de ma bonne vieille Rochelle. (pas de car avant 18 h) Je passe chez Proust et je « vole » la partition du Grand Chêne en l’apprenant par coeur.

Un tour à l’Astrolabe pour voir les bouquins sur la peinture. Je soupire. Quel est ce pincement entre le coeur et l’estomac ? Hélène. Je n’ai jamais vu des yeux marron aussi clairs. Prendre furtivement sa main, oublier un peu les copains. (Y. Montand) J’oserai demain.

Qu’importe ! Bientôt le mois de mai, le joli temps d’aimer. (Brassens) La nuit tombe. Prisunic s’illumine, bientôt 18h. Sur le cours Wilson, les cars attendent leur ration de 6h. La statue de Fromentin me sourit sur la place. (Hervé Cristiani) Ou bien est-ce le cheval ?

« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Le coeur fou robinsonne à travers les romans. » Arthur RIMBAUD – Roman (1870)