Maurice Gadal, élève à Fromentin de 1914 à 1920

Maurice Gadal est né à La Rochelle le 21 août 1902. Il a fait ses études au Lycée de la Rochelle de 1914 à 1920. De ses mémoires, nous avons extrait ces quelques passages très intéressants, relatifs à sa scolarité. Il y évoque notamment Jean-Paul Sartre. Remontons donc le temps de près d’un siècle. Laissons-le nous guider et franchir la porte du Lycée de l’époque…

Me voici donc au Lycée de ma ville natale, qui porte aujourd’hui le nom d’Eugène Fromentin, le plus illustre de ses élèves. Je franchis la première fois la porte avec une indicible émotion. Tout y est nouveau pour moi. Je pénètre dans la cour d’honneur à l’ordonnance classique, faite de mesure et d’harmonie. Je parcours le vaste péristyle qui l’encadre et le long duquel s’ouvrent les principales salles de cours de l’établissement. Chacune d’elles est disposée en gradins en face de la haute chaire professorale. Au-dessus de la porte, l’indication de la classe correspondante, de la Onzième à la Seconde, numérotage qui me parait bien insolite. Mais les dernières salles excitent bien davantage ma curiosité. Rhétorique, Philosophie, Mathématiques Elémentaires. Quels noms étranges ! Et comment les Mathématiques Elémentaires peuvent-elles se situer au sommet de la hiérarchie scolaire ? Tout cela est bien mystérieux.

Je vais aborder tout de suite l’étude du latin (ce n’est que deux ans plus tard que j’aborde celle du grec), mais dès les premières leçons d’histoire ancienne, mon imagination est vivement sollicitée par l’atmosphère classique du cadre dans lequel tout cela m’est enseigné. Les souvenirs de l’Antiquité surgissent autour de moi et j’ai vite fait de peupler le péristyle des ombres des maîtres athéniens qui, à la manière d’Aristote, enseignaient la philosophie à leurs disciples en se promenant sous les portiques du Lycée. Imagination d’enfant, direz-vous. Ces premières évocations ont pourtant conditionné une partie de ma vie intellectuelle.

Ici, tout est grave et solennel. Le Proviseur porte « ne varietur » la redingote et le chapeau haut-de-forme, le Censeur, la jaquette et le chapeau melon. C’est une sorte d’uniforme auquel ils ne peuvent pas échapper. Je ne les ai jamais vus habillés autrement.

Chaque semaine, avec une immuable régularité, ces deux personnages assistent en classe à la lecture des notes qui comporte toujours les résultats d’une composition. Les bons élèves sont gratifiés d’une « exemption » concrétisée par un magnifique carton, blanc pour l’exemption du Proviseur, rose pour l’exemption du Censeur, et qui peut servir, selon cette hiérarchie, à compenser les punitions. Les places de Premier et Second font également l’objet de la remise d’un véritable diplôme. Les jours d’inspection on prépare une table recouverte d’un tapis vert à laquelle prennent place l’Inspecteur Général, le Proviseur et le Censeur ; c’est vraiment impressionnant.

Mon professeur de latin, qui est docteur ès lettres, porte naturellement le « col-agrégation ». Quant à celui qui, deux ans plus tard m’enseignera le grec, il porte une barbe à la Démosthène, et est capable de vous réciter sans erreur trois cents vers de l’Iliade et de l’Odyssée, pris au hasard du texte, à n’importe quelle page. Encore ces professeurs ne portent-ils plus la toge pour donner leur enseignement, comme c’était le cas quelques années auparavant, usage qui a subsisté aujourd’hui dans les seules facultés de Droit !

Par contre, les classes d’Allemand à effectif réduit se passent dans l’atmosphère la plus détendue et la moins solennelle qu’on puisse imaginer. Ce sont vraiment des classes de langue vivante dans le meilleur sens du terme, faites par quelqu’un qui n’a pas attendu les pédagogues de 1970 pour pratiquer la méthode directe et l’usage de la conversation.

Mais la vie du Lycée sera bien vite bouleversée. Après les premiers combats de la guerre, les premiers revers, l’invasion de la Belgique et du nord de la France par les armées allemandes, les hôpitaux regorgent de blessés. Le Lycée est transformé en hôpital militaire, l’internat supprimé et les dortoirs réquisitionnés par le service de santé.

L’accès de la cour d’honneur est désormais interdit aux élèves qui sont cantonnés dans les cours latérales, les portes des classes donnant sur le péristyle sont condamnées, et l’on y accède par les fenêtres à l’aide d’un escalier de bois.

La situation nationale est dramatique…

Et pourtant, la vie scolaire continue. À part deux ou trois exceptions, le corps professoral est au complet. Je serai seulement privé pendant toute ma scolarité d’un professeur de musique et d’un professeur de dessin. Pour cette dernière discipline artistique cette absence me sera très dommageable. Dois-je y voir la raison pour laquelle je ne me suis intéressé que beaucoup plus tard à la peinture ? C’est possible. Et pourtant, j’avais pu voir à La Rochelle quelques-unes des plus belles toiles d’Eugène Fromentin, et lire avec passion ces livres prestigieux qui s’appellent « Un été au Sahara » et « Une année dans le Sahel », ainsi que « Les maîtres d’autrefois », ouvrage consacré en particulier à Rubens et à Rembrandt. Probablement ai-je surtout été frappé, dans ces livres, par le côté littéraire, par la magie des mots à laquelle mon imagination était déjà si sensible.

Par contre, pour étrange que cela puisse paraître, Je n’ai pas su tout de suite que Fromentin était l’auteur d’un des dix ou douze chefs-d’œuvre du roman psychologique français, « Dominique », qui avait eu une influence profonde sur toute une génération d’écrivains, au premier rang desquels François Mauriac.

Lorsque j’ai découvert « Dominique », j’ai pensé bien souvent à la petite maison blanche de St Maurice où Fromentin a vécu son drame intérieur ; et récemment, au cours d’un voyage à La Rochelle, j’ai fait avec émotion le pèlerinage du petit cimetière où reposent, presque côte à côte, le romancier et celle qui fut l’héroïne de cette triste et touchante aventure. Je suis d’autant plus sensible à ce souvenir que j’ai eu le privilège de connaître le petit-fils d’Eugène Fromentin, avec lequel j’ai eu des liens de camaraderie vers la fin de mes études secondaires: Christian Dahl. Sa mère avait épousé un armateur norvégien, fixé à La Rochelle. Son nom étonnait parfois, et je lui ai entendu dire avec son sourire mi-amer, mi-amusé : « Certains disent que je suis un métèque, et pourtant, ma mère est la fille d’Eugène Fromentin ! »

Jean Paul Sartre

Mais revenons au Lycée. L’année de ma troisième, une ombre illustre passa parmi nous. Durant toutes mes études d’allemand nous avons eu entre les mains les manuels de Charles Schweitzer, qui semble avoir été l’inventeur de la méthode directe pour les langues vivantes. Charles Schweitzer, qui appartenait à une vieille famille alsacienne de religion protestante, était l’oncle du pasteur Albert Schweitzer, le célèbre docteur de Lambaréné, qui mit au service de l’humanité ses dons si éclatants et si divers de médecin, de philosophe et de musicien.

Il avait eu pour élève, à Paris, M. Riemer, alsacien comme lui, qui était alors mon professeur d’allemand. Un beau matin de l’année 1917 nous vîmes arriver dans la classe un grand vieillard à la barbe fleurie. Il s’entretint amicalement avec notre professeur, s’assit avec simplicité à une table, et nous interrogea avec une aimable familiarité facilitée par le nombre restreint des élèves. Nous le primes pour un inspecteur général – mais d’un genre peu solennel – Nous le revîmes plusieurs fois. Bien des années après, j’appris qu’il venait alors à La Rochelle de temps en temps pour embrasser son petit-fils qu’il chérissait tendrement.

En effet, ce dernier, orphelin de père, avait été élevé par Charles Schweitzer, mais sa mère s’était remariée avec un ingénieur que les hasards de la guerre amenèrent à La Rochelle à l’usine de Vaugoin, qui travaillait alors pour la Défense Nationale et où il resta jusqu’en 1919. Or, le petit-fils du vénérable grand-père Schweitzer n’était autre que Jean-Paul Sartre qui était notre condisciple plus jeune et que nous avons côtoyé pendant deux ans dans les cours du Lycée.

Sauf, sans doute, pour les camarades de sa classe, il passa assez inaperçu. Il n’y avait naturellement personne pour lui lancer, tel Enée dans Virgile, la prophétie fameuse : « Tu Marcellus eris » (traduction adaptée : « Tu seras le grand philosophe existentialiste du XXème siècle ! »).

Quand il est arrivé, j’étais en 3ème, lui en 4ème. Je ne l’ai pas connu de façon particulière mais, en examinant ses photos de l’époque, je le revois très bien et je reconnais en lui un des camarades avec lesquels nous avions des rapports quotidiens dans la cour de récréation de ce lycée peu peuplé. Lorsqu’il quitta La Rochelle, j’avais sauté la seconde et j’étais en 1ère, lui en 3ème. Mon vieil ami d’Aygalliers, qui était alors dans l’établissement le président de la Ligue Maritime et Coloniale, me dit avoir en sa possession un bulletin d’adhésion signé de sa main cette année-là. Détail assez cocasse, quand on songe à sa destinée politique… ; peut-être était-ce un souvenir de son père, lequel avait été officier de marine.

Bien que son grand-père abusif, dont il a tant parlé dans ses Mémoires intitulées « Les mots », fût de religion luthérienne, Jean-Paul Sartre a été élevé, selon les vœux de sa grand-mère dans la religion Catholique et, selon sa propre expression, « poussait, herbe folle, sur le terrain de la catholicité… de là vint, dit-il, cet aveuglement lucide dont j’ai souffert trente années ».

Il y a quelques années seulement, lorsque l’association des anciens élèves du Lycée apposa une plaque commémorative à la chapelle, en souvenir de l’abbé Aubert, qui avait été notre aumônier unanimement estimé, Jean-Paul Sartre prit part à la souscription en envoyant un chèque généreux. Et pourtant, n’est-ce pas à La Rochelle, un matin de 1917, que Jean-Paul Sartre, « attendant des camarades pour se rendre au Lycée, se mit, pour se distraire, à penser au Tout Puissant ; tout à coup, celui-ci dégringola dans l’azur et disparut sans donner d’explication. De fait, il n’eut jamais, depuis, la moindre tentation de le ressusciter. ». Je tiens à dire que j’écris tout ceci sans la moindre malice, car j’ai pour Jean-Paul Sartre une profonde admiration.