Anciens élèves de Fromentin

Docteur Carrière, élève à Fromentin de 1882 à 1888

Nous ne disposons pas des bulletins annuels antérieurs à 1911, mais en cette année du 140ème anniversaire de la création de l’amicale des anciens de Fromentin, j’ai souhaité partager avec vous de larges extraits du discours du Docteur Carrière, professeur à la faculté de médecine de Lille, président d’honneur du banquet donné le 7 février 1914. Ce témoignage évoque ses années passées au Lycée de La Rochelle de son arrivée en 1882 jusqu’au bachot. Il se termine par un hommage appuyé et reconnaissant à ceux qui l’ont formé, hommage qui garde aujourd’hui tout son sens.

Certes, le jour de mon entrée au Lycée de La Rochelle ne fut point une de ces journées que l’on marque d’une pierre blanche !

Lorsqu’en 1882, je franchis, un soir d’octobre, la grande porte sévère de notre vieux Lycée, lorsque, arrivé dans ce parloir un peu sombre, je déclinai mes nom et prénoms devant le répétiteur assis à la petite table éclairée d’une lampe à huile auprès de laquelle se tenait debout, immobile, un homme, à la mine rébarbative, que beaucoup d’entre vous ont sans doute connu : le censeur Timothée Durand, lorsque j’allais m’asseoir sur l’une des banquettes adossées au mur à côté de camarades inconnus, lorsque, quelques instants plus tard, je pénétrai, après un séjour de quelques minutes dans l’étude des petits, dans le vaste dortoir, un peu lugubre, mais sentant bon la cire fraiche, où, le long des fenêtres ornées de blancs rideaux, se profilaient nos petits lits en fer, ce ne fut point, vous le savez tous par vous-mêmes, vous tous qui fûtes internes, ce ne fut point, dis-je, une impression de bonheur qui pénétra mon être!

La séparation d’un enfant de neuf ans, qui vient de quitter le sein d’une famille tendrement aimée où il n’a connu que des joies, lui met au cœur une tristesse intense, une angoisse qu’il ne sait pas analyser, une désespérance infinie. On écrase la larme qui vient sourdre sous la paupière, on veut paraître fort, l’on ne veut pas sembler pusillanime aux camarades qui, déjà anciens, sont habitués à la rentrée et qui veulent se donner et donner aux autres l’illusion d’être déjà des hommes, alors qu’ils éprouvent, au fond de leur cœur, exactement les mêmes impressions que l’on éprouve soi-même.

L’on finit, néanmoins, par s’endormir et les rêves ailés vous reportent à la chambrette, au petit lit où, chaque soir, la maman avait l’habitude de venir vous border. L’impression de tristesse persiste le lendemain, lors du réveil, au son de cloche annonçant le lever, dans la nuit noire, à l’étude inoccupée où l’on ne sait faire autre chose que de dévisager les camarades, à la récréation, dans cette vieille cour de la chapelle, au morne réfectoire, où l’on mange mécaniquement et sans appétit.

Mais, bientôt, la succession des jours, le rythme régulier d’un emploi du temps bien réglé, les devoirs et les leçons, l’émulation qui se dessine finissent par endormir la tristesse ct la vie reprend son cours. Alors, commence à s’éveiller dans l’esprit l’espoir des vacances prochaines, des joies qu’elles nous promettent, des bonheurs que l’on entrevoit. On revêt, avec fierté, le premier uniforme, la tunique et le caban aux boutons d’or, on coiffe le képi qui vous donne l’illusion d’être déjà soldat !

Les semaines succèdent aux semaines, séparées les unes des autres par les bienheureuses sorties où, libre, l’on savoure, pendant quelques heures, les joies de la famille, le bonheur de parcourir les rues de la vieille cité, d’aller contempler le port, les navires dont les voiles sèchent ou qui s’envolent vers le large et la mer aux horizons de laquelle on devine, là-bas, perdu dans la brume, le profil lointain de la chère ile natale!

Dans ce cycle ininterrompu l’on vit, certes, bien des heures grises: celles des compositions que l’on n’a pas réussies, celles des punitions, justifiées le plus souvent, parfois imméritées, celles des sorties manquées lorsque l’on ne parvient pas à réunir les ordres du jour libérateurs de la sortie d’honneur ! Mais aussi que d’heures roses: celles des récompenses, celles des félicitations, celles des approches des vacances, celles de la distribution des prix, celles des bonnes amitiés !

Ainsi, les mois s’écoulent, les années passent, un peu lentement, sans doute, plus lentement oh! combien qu’à notre âge, jusqu’au jour où, débarrassés du spectre du bachot, l’on dit adieu au vieux Lycée, aux amis qui demeurent, aux maîtres que l’on aimait et tout cela, je dois l’avouer, le cœur rempli de joie.

C’est en effet, un jour de grand bonheur, un jour de triomphe, un jour d’ivresse que celui où nous franchissons pour la dernière fois la porte du vieux bahut et où nous entrons, frémissants, dans la vie d’étudiant avec la barre vers l’avenir?

Alors, faisant un retour sur nous-mêmes, nous reportons volontiers notre pensée vers le temps écoulé, vers notre jeunesse. Les événements nous ramènent dans notre vieille cité.

Je me revois encore, il y a quelques années, descendant la rue du Palais, arrivant devant la porte du Lycée. On était au temps des vacances! Je m’y glissais, parcourant les couloirs et les cours, jetant un coup d’œil dans l’étude, au réfectoire. Je pénétrais dans cette classe de rhétorique que j’ai tant aimée; je m’asseyais à la table à laquelle j’avais l’habitude de m’assoir et là, les yeux dans le vague, rappelant les souvenirs de ma jeunesse qui accouraient en foule à tire-d’aile, j’ouvrais, dès les premières pages, le livre de ma vie, j’en tournais lentement les feuillets, je revécus ces années heureuses dont je n’avais point, alors, perçu la saveur.

Voici la classe avec le professeur nous faisant expliquer notre version latine ou notre auteur grec avec une patience souvent digne d’admiration, les émotions que nous éprouvions lorsque entraient le proviseur et le censeur pour nous donner, solennellement, chaque semaine, lecture des notes et des places et surtout lorsqu’y pénétrait cet homme terrible, l’inspecteur, dont la venue nous terrifiait, bien des jours à l’avance.

Voici la grande étude avec les becs de gaz haut placés dont les larges abat-jours nous reflétaient une lumière tamisée ; les cases adossées au mur où s’entassaient les livres, les cahiers et la boite dans laquelle nous élevions, en cachette, le lézard, ami de l’homme, ou bien les vers à soie ; les noirs pupitres gravés des noms de nos devanciers, le tableau où nous aimions aller, deux à deux, discuter les problèmes de géométrie.

Voici les cours ombragées de tilleuls, où, petits, nous ne ménagions guère nos forces, allant des barres au chat perché, du jeu de l’ours aux courses effrénées et où, devenus grands, nous devisions de questions plus sérieuses ou repassions des résumés de cours à l’approche du bachot, alors qu’éperdus dans les airs, les martinets, ivres de liberté, fendaient le ciel !

Voici le dortoir endormi lorsque sonnait la cloche du réveil et dans lequel bondissait le censeur, claquant furieusement des mains pour nous faire sortir du lit sous la lumière blafarde de la lanterne qui blêmissait au-dessus du lavabo dont l’eau froide, oh combien ! nous réveillait tout à fait.

Maintenant, c’est l’heure de la promenade, le jeudi. Alignés sous les porches qu’emplissait le célèbre paulownia qu’ont chanté tous mes prédécesseurs, sanglés dans nos tuniques, le képi crânement posé sur la tête, nous attendions avec impatience la décision du censeur nous expédiant vers les lieux aimés : le Mail, la pointe des Minimes ou vers les routes désertes de Dompierre ou d’Aytré, manquant véritablement de charme. L’envolée était joyeuse, néanmoins, et après avoir rempli de nos cris, de nos chants et de nos jeux les campagnes traversées, nous revenions, non sans tristesse, à l’étude du soir où nous avions alors l’autorisation de nous plonger dans la lecture des aventures du capitaine Corcoran, de Gulliver ou de Sinbad le marin.

Je revécus aussi nos bataillons scolaires dont vous reparlait, il y a quelques années, l’un de mes prédécesseurs dans un discours fort humoristique. Je revoyais le père Kuentz nous faisant manœuvrer dans la cour de la chapelle ou, en plein hiver, nous faisant décomposer la charge en douze temps, les doigts gelés sur le canon du fusil et nous traitant irrévérencieusement de pompiers quand il ne nous appliquait pas avec force jurons à l’appui, de son fort accent alsacien, d’autres qualificatifs soldatesques ! Il était terrible ce père Kuentz et j’en ai conservé un souvenir terrifié !

Et puis les querelles, les pugilats, les jours de fête, celle des Rois où l’on nous autorisait à nous gaver, à nos frais, de pâtisseries innombrables sans se soucier nullement de la capacité de nos estomacs ; le doux muscat dont on nous gratifiait lorsque nous allions affronter les épreuves du concours général, l’heure du bachot, l’émotion inhérente à ce terrible examen, l’école Bonpland où s’effectuaient alors les compositions écrites, les journées d’attente et d’angoisse, l’arrivée des fameuses lettres recommandées nous annonçant l’admissibilité, les affres de la comparution devant nos juges, la proclamation des succès, l’arrivée triomphale dans la famille!

Dire le temps qui s’écoula pendant que se déroulaient devant mes yeux, véritable film cinéma, ces images et ces souvenirs que je croyais à jamais envolés? Je ne le saurais ! Mais ce que je sais bien, c’est que je sortais de ce rêve délicieusement ému et que cette heure fut l’une de celles de ma vie que je ne saurais oublier!

Je conçois parfaitement le soupir de soulagement que nous poussons en disant adieu au Lycée. Il a sa cause intime dans les souvenirs cuisants que nous a laissés la discipline sévère dont on nous gratifiait alors, dans la tristesse de la séparation familiale, dans l’ère de liberté qui s’ouvre devant nous comme l’air pur aux vastes espaces devant l’oiseau échappé de sa cage, dans l’envolée vers l’avenir qui nous rend frémissants.

Je crois aussi que, plus nous vieillissons, plus nous sentons toute la reconnaissance que nous devons à ceux qui nous ont formés. Ce sentiment-là, je crois qu’on ne l’éprouve guère et si bien qu’au moment où, comme nous, universitaires, l’on est chargé du développement intellectuel des jeunes générations.

Lorsqu’on sent que l’on a un élève, des élèves, que l’on est destiné à former, à instruire, dont on doit développer les connaissances théoriques, pratiques et morales, à qui l’on doit transmettre le flambeau, comme les coureurs antiques, c’est à ce moment-là que l’on commence à apprécier à sa juste valeur tout ce que l’on doit aux maîtres qui, eux-mêmes, nous ont communiqué l’étincelle qui a fait jaillir en nos cerveaux le feu de la science.